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La Genèse

          Au commencement, était... Rien. Rien n'arrivait, rien ne se passait : Rien était. Un rien lui suffisait et comme il était Rien, il se suffisait à lui-même. Pas d'événement, pas même de temps : rien ne pouvait arriver et aucun autre, la notion d'autre même, ne pouvait exister puisque l'un n'était pas. Et pourquoi cela aurait-il changé ? Rien pourtant pensait, non comme on pense pour s'occuper quand on n'a rien à faire de son temps, car le temps n'était pas, mais c'était plutôt un brouillard de pensée sans idées, en latence. Et Rien bien sûr ne pensait à rien, c'est à dire à lui-même. Ainsi l'existence d'un alter n'est-elle pas nécessaire pour être égoïste. Alors Rien s'aimait ; dans cette vie sans haine car sans autre, Rien avait l'amour, un amour infini car intemporel, absolu car inconscient. Rien n'était et n'avait que rien, Rien était tout pour lui-même… la frontière était infime et un jour il la franchit : Rien devint Tout.

          Il ne réalisa pas tout de suite sa perte, et peut-être ne la réalisa-t-il jamais, mais il allait devoir subir – et faire subir – les conséquences de son absolu égoïsme. Peut-on le blâmer ? Certainement pas car cela ne pouvait arriver autrement, et même du rien peut naître la souffrance. Cela doit s'appeler la vie. Si le rien n'admet rien d'autre, le tout est une porte ouverte… à tout. Ainsi par le fait même de passer du rien au tout, et donc de l'avant à l'après, le temps était né, et avec lui l'événement, l'ennui, l'attente, le désir, le bonheur, le malheur, le manque, l'envie, la haine… notre Rien devenu Tout allait devoir composer avec. Et Tout n'étant plus vraiment seul car désormais entouré de concepts autres que son soi chéri, il se mit à penser à autre chose qu'à lui-même, sans pour autant se trahir : il n'aimait toujours que lui, mais il se dit qu'un mieux pouvait venir de toutes ces choses nouvelles. C'était d'ailleurs la première fois qu'il se disait quelque chose. "Se dire quelque chose", envisager une action, projeter sa réalisation, de bien alléchantes perspectives pour un jeune Tout, un monde de sensations à découvrir, et même mieux : à créer, à inventer. Rien n'avait été que néant, et Tout se réjouissait maintenant d'être dans l'ombre, dans une ombre qu'il pourrait contrôler à souhait, qu'il pourrait éclairer ou pas selon son bon vouloir et pour son entière et unique satisfaction. L'imagination était née, avec elle la distraction, et donc le jeu.

          Tout s'aimait et se donnait bien du plaisir, mais parfois ce maudit temps né avec lui pouvait lui paraître bien long. Tout connut l'ennui, il découvrit le désagréable, la colère, la tristesse, fut bien déçu et se jura de ne plus jamais y goûter. Mais sans s'en apercevoir il avait inventé la comparaison, et cette expérience titilla quelque peu sa fraîche imagination qui lui inspira alors une longue réflexion. Ainsi si le plaisir est très appréciable, il l'est d'autant plus lorsqu'on connaît le déplaisir… mais il serait préférable d'éviter ce dernier. Tout se retrouvait dans une situation délicate, et il eut l'idée de pouvoir comparer son plaisir avec un déplaisir qu'il se contenterait d'observer, qu'il ne ressentirait pas vraiment comme tel : un déplaisir qui ne serait pas sien. Mais tout était sien, car il était Tout. Il découvrit l'idée de sacrifice, et le choix qu'il devait faire – le premier et le dernier – représentait bien un sacrifice. Garder son statut de Tout et ne pas connaître un plaisir à coup sûr supérieur, ou se donner cette satisfaction suprême qui hantait son esprit et créer l'Autre… Inconsciemment, il avait pris sa décision dès l'instant où il avait envisagé la seconde solution ; et puis son égoïsme aurait nécessairement pris l'avantage. D'ailleurs il resterait Tout puisque cet Autre serait sa création, il serait sien et il le contrôlerait.

          Tout s'employa donc à créer l'Autre. Il ne prit pas cette entreprise à la légère et s'appliqua comme jamais (il ne s'était d'ailleurs jamais appliqué à quoi que ce soit, n'ayant jamais véritablement rien fait), songeant à la source intarissable de satisfactions que représenterait son œuvre : ridicule, terreur, souffrances en tous genres, le malheur de l'Autre ferait le bonheur de Tout. L'idée générale était que l'Autre aurait toutes les tares, … mais un petit peu. Il penserait mais ne saurait pas tout, il pourrait se déplacer mais de façon très limitée, handicapée, il se croirait libre mais serait un serviteur, un esclave, un jouet. Après avoir créé un milieu suffisamment hostile où évoluerait l'Autre, Tout commença par l'incarner ; quoi de plus dégradant, en effet, que d'être limité par un corps, … et quel corps ! Tout s'amusait déjà. Il l'affubla d'une paire de cannes articulées avec lesquelles l'Autre se déplacerait sûrement très difficilement, ainsi que d'une autre paire, un peu plus haut, destinée à une manipulation à coup sûr malhabile des objets qu'il rencontrerait dans son environnement. L'Autre se vit ensuite équipé d'une série d'appareils sensitifs extrêmement défectueux et fragiles : une vue unidirectionnelle, deux récepteurs auditifs à l'esthétique douteuse et un appendice olfactif non moins laid qui fit beaucoup rire son créateur. Mais il avait gardé le meilleur pour la fin : Tout tassa l'esprit de l'Autre dans un occiput ridiculement petit où ses idées se bousculeraient continuellement.

          Tout n'était plus seul, il venait d'inventer la compagnie et trouva cela intéressant de par la multitude d'options qu'elle pourrait revêtir : amour et tromperie, confiance et trahison, paix et guerre… Tout avait là de quoi égayer ses longues soirées d'hiver. Les premières expériences, quoi que fort distrayantes au début, s'avérèrent assez vite plutôt lassantes malgré les nombreuses variantes que pouvait trouver la débordante imagination de Tout. Il s'était pourtant bien amusé en plaçant des obstacles sur le chemin de l'Autre pour le voir trébucher, en remplaçant l'eau qu'il allait boire par de l'urine de chameau pour le voir grimacer ou encore en lui faisant pousser des ongles incarnés à l'extrémité de toutes les ramifications de ses quatre cannes pour l'entendre hurler de douleur et de colère des nuits entières… mais ces plaisanteries lui parurent bientôt trop peu subtiles. De plus l'Autre commençait à ne plus être dupe : il se demandait s'il n'était arrivé là que pour souffrir, pensa à se syndiquer – idée idiote car Tout n'avait créé qu'un seul Autre – et se mit même à regretter d'exister. Un matin, après avoir marché dans les selles d'un gnou qui avait mangé de trop vieux oursins – c'était une des plaisanteries favorites de Tout le matin –, l'Autre se crispa, sa peau rougit et devint humide, ses narines se mirent à papilloter, sa respiration s'accéléra (il frisa d'ailleurs la crise d'asthme, trouvaille éclairée de Tout un soir où il s'aimait très fort) et il courut droit devant lui, à perdre haleine. Il la perdit, entra dans un délire incompréhensible – il parlait de "ventoline", nom qu'il avait donné à une jolie fleur des champs parce que cela sonnait bien et qu'il était un peu poète à ses heures – puis l'ayant enfin retrouvée, se dressa sur ses cannes postérieures, tendit ridiculement vers le ciel ses cannes antérieures, et déchira le vent d'un terrible hurlement qui dérangea même Tout dans sa pensée amoureuse de lui seul. "Pourquoi ? Pourquoi ?! Pourquoi ?!!!", cria-t-il sans savoir ce que ce mot nouveau allait désigner. L'Autre avait inventé la philosophie, et Tout se dit qu'il était vraiment temps d'intervenir.

          Mais Tout se retrouva face à un épineux problème. Il devait d'une part passer à l'échelon supérieur en matière de distractions, c'est à dire imaginer une manière plus subtile de faire souffrir son jouet, et d'autre part lui redonner un peu de confiance en lui car le désespoir dans lequel était tombé l'Autre ne pouvait visiblement que le rendre moins intéressant et finalement le faire dépérir. Or Tout se disait également que ça commençait à bien faire, qu'après tout il était Tout, et que donc il avait tout, et que de ce fait il n'allait pas passer son temps à créer et donc à travailler, parce que son temps il préférait par-dessus tout le passer avec son bien-aimé lui-même, et que alors du coup si l'Autre se laissait si vite dépérir il faudrait le reconstruire très très souvent, déjà que il était pas éternel parce que bien entendu seul Tout est éternel, alors bon tout ça, ça commençait à bien faire, zut ! Tout demanda donc à son imagination de se démener et celle-ci eut bien du mal. Elle lui proposa d'abord un certain nombre d'instruments de torture bien peu différents les uns des autres ainsi que toutes sortes de maladies plus ou moins honteuses que Tout mit de côté car ça pouvait quand même être rigolo de temps en temps, puis une série de machines à construire de l'Autre qui nécessitaient un entretien pénible, et Tout ne fut pas satisfait : il attendait LA grande idée. Cette quête de l'idée géniale représentait un immense effort, mais Tout ne le craignait pas car il savait qu'après il pourrait enfin se reposer et s'aimer tranquillement, éternellement, en spectateur heureux de sa Création. Et il eut l'Idée, et il ne put retenir sa joie qui alla éclabousser l'Autre dépité. Tout allait faire d'une pierre deux coups, et même trois ! Finis les problèmes de déprime pour l'Autre : il aurait quelque chose à dominer ; finis les problèmes de création de l'Autre : il allait procréer ; finis enfin les problèmes de distraction pour Tout : l'Autre allait souffrir comme jamais il n'avait souffert. Les malheurs de l'Autre feraient pour toujours le bonheur de Tout.

          Un jour que l'Autre était en train d'uriner sur les brûlures qu'avaient provoqué les orties qui poussaient systématiquement sur son chemin – inspirées bien sûr par Tout –, il vit s'approcher de lui une créature dandinante et gloussante comme il n'en avait jamais vu. S'adressant à lui d'une voix criarde et suraiguë, elle lui annonça que si elle était là avant tout pour assurer sa descendance, elle pouvait aussi faire la vaisselle, le ménage, la cuisine, l'amour et encore deux ou trois petites choses mais… surprise ! , et qu'il y avait quand même un certain nombre de conditions parce qu'il lui devait, disait-elle, le plus profond respect. Suivit alors la liste des conditions, et lorsqu'elle eut terminé elle le réveilla pour lui demander si tout cela l'inspirait, avec un regard qui fit penser à l'Autre que cette créature devait être une variante de l'espèce de la biche, ou du gnou, il n'était pas sûr. C'était la première fois que l'Autre rencontrait quelque chose qui ne se présentait pas d'emblée comme un obstacle, ou du moins était-ce son impression car en réalité il n'avait rien entendu des conditions, dont les toutes premières avaient eu sur lui les effets de la morsure du serpent que Tout lui avait envoyé un jour : alourdissement instantané des paupières accompagné d'un rapide engourdissement général et, après, le trou noir jusqu'au réveil. L'Autre s'était fait piéger. Aveuglé par ce sentiment plutôt positif – le premier depuis bien longtemps (et puis il aimait bien les biches) –, il répondit qu'il était plutôt d'accord et lui demanda si elle n'avait pas envie d'uriner parce que ses brûlures d'orties lui faisaient très mal et qu'avec une érection comme la sienne il aurait du mal à bien viser.

          Le lendemain il réussit à prétexter une cueillette pour se retrouver enfin seul et réfléchir un peu. Là, Tout lui apparut sous forme de songe et réussit tant bien que mal, entre deux éclats de rire, à lui dire que c'était désormais à lui de se débrouiller et qu'il lui faudrait bien du courage, et que sur ce il allait enfin pouvoir se reposer et jouir du désopilant spectacle des mésaventures de son jouet si mal barré. L'Autre, désemparé, décida – car la peur donne des ailes – de garder la tête haute. A sa descendance il raconterait à sa manière l'histoire d'un Tout à son service, qui l'aurait créé à son image. Puis il se dépêcha de rentrer car le déjeûner était prêt et s'il arrivait en retard il devrait encore faire la vaisselle.



05/02/2011
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